Introduction sur la création artistique

Serge Bergal

La création artistique : un mystère intangible ?
Le mécanisme intime de la création artistique est-il accessible ? Vaste question à laquelle il est difficile de répondre sans tomber dans des banalités. De prime abord, il est tentant d’opposer le monde des sciences à celui des arts. Les lois physiques et mathématiques existent dans un « ordre rationnel prédéterminé » dont sans doute une infime partie a été mise au jour et dont la part qui reste à découvrir est une affaire de mois, d’années ou de siècles. Il est certain que la création artistique, création ex nihilo, fruit de forces imprévisibles sublimées par la main de l’artiste, ne peut être prédéterminée. Nul ne peut prédire ce que seront les tendances artistiques dans dix ans ou dans un siècle. Quelques lois mathématiques suffisent à décrire un phénomène physique alors que l’infinité des possibles en art est à l’origine du phénomène qui fait surgir le visible au bord de l’invisible.

 

L’éventail infini des possibles
L’œuvre d’art, singulière et souveraine, est l’œuvre d’un homme à une époque donnée, imprégné d’une culture, appartenant à une classe sociale, qui s’est construit en subissant l’influence de ses prédécesseurs ou de ses maîtres ou au contraire en s’opposant à elle.
L’artiste est celui par lequel une indicible métamorphose s’opère. Il est à l’origine d’une puissance créatrice qui guide sa main noble, structure le tumulte de la nature, élabore le langage des formes et des couleurs, combat le chaos originel des contraintes et des passions pour faire naître une œuvre d’art originale et cohérente. Cette transmutation du monde est la source d’un jaillissement sans limites des images. La représentation de la chair est, pour Diderot, le plus grand défi que la nature ait lancé à l’art.

 

L’œil, la « fenêtre de l’âme »
L’œil de l’artiste avec sa sensibilité est la première étape du processus mental par lequel l’artiste structure le réel, élabore le langage des formes et des couleurs qui conduit vers l’harmonie et la beauté. « La beauté est une promesse de bonheur » dit Stendhal. « L’œil voit le monde et ce qui manque au monde pour être tableau (…), l’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main » affirme Merleau-Ponty. Quant à Rilke, à propos de Rodin, il interprète l’œil comme la « fenêtre de l’âme ».
Mais l’œil ne suffit pas et l’artiste crée dans un « état d’éloignement de lui-même, dans un état d’extase » et de « concentration intérieure » dit Stefan Zweig dans son ouvrage sur Le mystère de la création artistique et il ajoute, « la création est un acte invisible, qui se déroule derrière le mur du cerveau ».

Pour Jacques Thuillier, « il y a dans l’art quelque chose qui dépasse toute réalité et qui procure l’émerveillement (…) le langage, qui parle de l’inspiration de l’artiste, de l’étincelle du génie ». Génie qui, dans l’épaisseur du temps, permet à l’artiste de laisser son empreinte et d’alimenter à l’infini le débat sur l’œuvre. « La mort ne contraint pas le génie au silence » dit Malraux.

 

Le premier contact
La première confrontation du spectateur avec l’œuvre d’art, sans aucun a priori, est à l’origine, dans un laps de temps très court, d’un rejet, d’une indifférence ou d’un émerveillement.
L’émotion esthétique, notion par essence même très subjective, repose (au moins pour la peinture ancienne) sur une impression d’ensemble, où s’entremêlent beauté, harmonie des couleurs subtilement orchestrée, cohérence de la représentation, intensité du regard ou profondeur de l’âme s’il s’agit d’un portrait, mais aussi déjà dans cette première approche, sur quelque chose de mystérieux et confus qui échappe à toute description.
Il en est ainsi de la plupart des amateurs et des touristes qui appréhendent la peinture dans les musées en consacrant quelques secondes devant chaque tableau. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le défilement ininterrompu des touristes devant la peinture italienne dans la Grande Galerie du Louvre, sans marquer d’arrêt devant certaines œuvres majeures. Cette attitude autorise l’homo sapiens à affirmer, non sans un certain bonheur, j’ai « fait » le Louvre.

 

Le déchiffrement des codes
La connaissance des symboles (iconographiques ou religieux), la compréhension du contexte social, culturel, historique et politique, la biographie du peintre, son éventuelle personnalité pathologique, sont autant de clés pour comprendre une œuvre. Autrement dit, le déchiffrement des codes est une étape importante pour atteindre une « prise de conscience » de l’œuvre.

Bien sûr, fort de la connaissance du contexte et de la vie du peintre, les interprétations vont différer selon l’expérience et la formation de celui qui déchiffre les codes. J.-B. Pontalis affirme avec justesse, à propos de l’ouvrage de Freud sur Léonard de Vinci, « L’historien d’art ne risque-t-il pas toujours, peu ou prou, de négliger le détail, le petit fait, la variation d’autant plus éloquente qu’elle est tenue au profit de la définition d’une tradition, du repérage des courants et des influences, de l’assignation à une école ? (…), en psychanalyse, on ne pense pas par thèmes, on pense par connexions et par rupture de ces connexions, par liaisons et par déliaisons ; cela ne va pas sans risque… ».

Il n’en reste pas moins tentant d’interpréter l’œuvre de Léonard de Vinci à la lumière de son enfance ou les peintures noires de Goya à la lumière de son état dépressif dans les années 1819 – 1823.
Henri Godard dans son ouvrage sur L’expérience existentielle de l’art souligne « sans doute y a-t-il dans toute existence, (…) de ces moments de rupture ou de déchirure où soudain tout cesse de nous paraître acquis, où le monde qui se dresse en face de nous, auquel d’ordinaire nous sommes si habitués, est devenu tout à coup inexplicablement étranger et même hostile. L’artiste est d’abord celui qui cherche et qui trouve dans la création, sinon une réponse, du moins une réplique à cette étrangeté, et qui l’oppose d’instinct à cette hostilité » et Jacqueline Lichtenstein dans La tâche aveugle ajoute « la maladie qui fait les grands artistes c’est évidemment l’ébranlement nerveux, ce mouvement extrêmement subtil qui se propage jusqu’à la rétine ».
Si la prise en compte du contexte culturel, historique, biographique nous aide à progresser par une méthode heuristique à la connaissance de l’œuvre, et c’est l’un des buts de cet ouvrage, il ne faut pas oublier que ce déchiffrement des codes, comme le signifie Godard, est aussi « un plaisir de classe. Seule une ruse de l’idéologie nous le fait percevoir comme le résultat d’une disposition personnelle ».

 

La prise de conscience de l’émotion esthétique
Passée la première impression, au-delà de l’apparence, des formes et des couleurs et après avoir éliminé le sujet, au prix d’un peu de patience, l’œuvre se dévoile, intemporelle, dans tout son mystère et sa poésie. L’émotion esthétique, affirme H. Godard, est toujours « cette même dilatation intérieure que pour un peu on sentirait au rythme de sa respiration. Aussi longtemps que je prolonge ma contemplation le temps est comme suspendu ».
Ce dépassement de l’œuvre, cette abstraction que l’esprit du spectateur lui fait subir, totalement différent du processus mental créatif de l’artiste, est à l’origine d’un sentiment d’émotion esthétique intense qui repose, au-delà du plaisir des sens, sur une compréhension de l’irréel qui transparaît sous la réalité visible, « la découverte que la création, en art, peut devenir aussi contagieuse que la beauté » proclame A. Malraux. « Le mystère tient tout entier dans une proportion énigmatique et variable entre le sens et le signe (…). Mais c’est toujours de cette inadéquation, de cette marge d’indétermination, de cette opacité que jaillit le sentiment esthétique » dit Henri Ey. Cette quête du mystère de l’irréel n’est pas pour Jean-Paul Sartre un plaisir des sens. En effet, dans l’Imaginaire, il précise « la jouissance sensuelle n’a rien d’esthétique ». Henri Ey, en accord avec Sartre, ajoute « devant ce portrait de Vermeer, je ne jouis pas de la couleur mais du mystère de la couleur ».
Cette métamorphose de l’œuvre, passée au filtre de la subjectivité de chacun, qui puise ses forces dans le déchiffrement des codes dont nous avons parlé, constitue la deuxième partie de la création artistique. H. Godard ajoute « si l’essentiel de l’art est dans le sentiment qui, chez les créateurs, était à l’origine de la création, il est aussi bien à l’origine du besoin qu’ont certains hommes d’un contact avec cette création. Dans ce sentiment-là, les uns et les autres sont également « artistes » ».
Cette démarche intellectuelle, qui apparaît relativement aisée chez certains peintres : Léonard de Vinci, Georges de la Tour, Füssli, Zoran Music, Zao Wu Ki, pour n’en citer que quelques-uns, se laisse plus difficilement approcher chez d’autres. Henri Ey précise « selon que l’œuvre est directe ou hermétique,… elle exige toujours un élan de « l’amateur » et requiert sa collaboration dans la création (…), le couple créateur-amateur est une dimension structurale du sentiment esthétique ». J.-B. Pontalis décrit très bien l’intensité du moment : « Quand je regarde un tableau et me laisse regarder par lui, ce sont le visible et l’invisible qui m’attirent. Après quoi, je pourrai m’attacher à un détail, comme le fait un psychanalyste extrayant du récit d’un rêve tel mot, telle image (…). Oui, mais d’abord être transporté dans un espace qui déborde mes frontières ». Mais cette présence mystérieuse, frappée d’absence, qui nous bouleverse tant, serait-elle le témoin du génie du peintre qui, au-delà de sa mort, continue de nous émouvoir ? Stefan Zweig dans Le Mystère de la création artistique affirme « il (l’artiste) a vaincu le temps, car tandis que nous autres mourons et passons sans laisser de trace, quelque chose de lui se perpétue à jamais ».
L’ensemble des interprétations, infinité des possibles sublimés par la création artistique, participent ainsi à la vie de l’œuvre, source d’une éternelle re-naissance après la disparition de l’artiste.
Chaque amateur averti contribue, à son niveau, à la construction d’une œuvre universelle de création, indissociable de celle de l’artiste, qui unit le passé, le présent et l’avenir. Mais « les toiles sont à ce point saturées de sens qu’une part de mon plaisir est de savoir que je ne l’épuiserai pas » dit H. Godard.

 

Un secret qui nous échappe
La démarche intellectuelle du spectateur devant l’art, re-création de l’œuvre indéfiniment renouvelée, et qui procure ce frémissement de bonheur qu’est l’émotion esthétique, ne saurait épuiser le secret de la création artistique, peut-être parce que « à ces moments-là, ils (les artistes) ne sont pas présents avec leur conscience » affirme Stefan Zweig ». Et Freud d’ajouter : « l’essence de la
réalisation artistique nous est psychanalytiquement inaccessible ». Merleau-Ponty résume magistralement l’ambiguïté : « si nulle peinture n’achève la peinture, si même nulle œuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n’est pas seulement que, comme toutes les choses, elles passent, c’est aussi qu’elles ont presque toute leur vie devant elles ».
Outre de faire partager une passion de la peinture, cet ouvrage propose modestement au lecteur les clés de lecture de quelques œuvres, choisies pour l’intensité psychologique de la scène, la personnalité pathologique du peintre ou du sujet représenté. Puissent ces éléments de réflexion nous aider à parvenir, au prix de quelques efforts, à un intense plaisir esthétique et ainsi apporter une pièce supplémentaire au puzzle de la création artistique.
La diversité des styles rédactionnels et des idées, au risque de paraître hétérogène, souligne la subjectivité et l’extrême richesse des possibles en matière d’interprétation et participe, comme nous l’avons vu, à l’éternelle re-création de l’œuvre.

 

Serge BERGAL

 

Bibliographie sommaire

  • Daniel Arasse, Histoires de peintures. Denoël France Culture, 2004.
  • Henri Ey, Les Cahiers Henri Ey, numéro spécial 12-13, 2004.
  • Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Introduction de J.-B. Pontalis. NRF, Gallimard, Paris, 1987
  • Henri Godard, L’expérience existentielle de l’art. Gallimard, Paris, 2004.
  • Jacqueline Lichtenstein, La tâche aveugle. Gallimard, 2003.
  • Giamfranco Malafarina, Le songe d’une nuit füsslienne. Franco Maria Ricci. Déc – Janv 1998.
  • André Malraux, Le Musée Imaginaire. Folio Essais, 1965.
  • Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit. Folio Essais, 1964.
  • J.-B. Pontalis, Le dormeur éveillé. Mercure de France, 2004.
  • Jacques Thuillier, Théorie générale de l’art. Odile Jacob, Paris, 2003.
  • Stefan Zweig. Essais : le mystère de la création artistique. La Pochothèque, 1996.